L'imposture taromantique - Chapitre premier

L'imposture taromantique (Chapitre I)


Le déclin du Tarot de Marseille dans l'occultisme est-il irréversible ? 
 

Version bêta du livret à paraître, donnée à éditer, à titre exceptionnel et gracieux, à L'Officiel de la Voyance.
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Nous ne disposons pas d'une trame sans faille pour débattre de l'origine et de l'histoire du tarot. Les lacunes auxquelles nous sommes confrontés ne justifient cependant pas les billevesées qui scandent trop souvent les ouvrages dédiés à ce jeu de cartes.

Pourquoi un tel aveuglement perdure-t-il dans la littérature spécialisée ?

Nous pouvons émettre l'hypothèse que les thèses occultistes de ces derniers siècles comblent le besoin psycho-magique des lecteurs. Ou encore que rares sont ceux qui ont voulu prendre la peine de fouiller sérieusement les archives historiques. Le lecteur, Amateur de tarot ou simple curieux, qu'il soit joueur, passionné d'histoire, d'occultisme, amoureux de la Tradition de nos anciens maîtres-cartiers, a droit à une plus grande considération. Les auteurs se doivent de distinguer l'histoire de la légende.

Nous ne pouvons néanmoins pas affirmer de manière autoritaire que ce qui suit constitue un tissu historique irréfutable. Ces informations sont plutôt à considérer comme une suite d'indices, de repères historiques « raisonnables » que le lecteur pourra exploiter pour affiner ses propres recherches ou comme base de départ d'une étude. Cette brève incursion dans l'histoire du tarot n'aurait pas été possible sans les travaux de chercheurs sérieux et reconnus. Notamment ceux qui ont participé à l'exposition de 1984 à la Bibliothèque Nationale de Paris. J'emprunte au catalogue « Tarot, jeu et magie », édité pour cette occasion de nombreuses informations.

Thierry Depaulis, historien de la carte à jouer, également auteur et président de l'Association des Collectionneurs de Cartes et Tarots (l'ACCART) ; Michael Dummet, professeur à l'Université d'Oxford et Detlef Hoffmann, professeur à l'Université d'Oldenburg ; Henry-René D'Allemagne, auteur d'un ouvrage exceptionnel, « Les cartes à jouer du XIVe au XXe siècle » - Paris, Hachette, 1906 ; Stuart Kaplan auteur de « The Encyclopedia of Tarot » - New-York, 1978 et mon ami Jean-Claude Flornoy, cartier et spécialiste des Tarots de Marseille populaires, sont parmi les plus connus de ces respectables historiens. Leurs noms se devaient d'être cités ici.

Au même titre, je remercie chaleureusement mes confrères américains du célèbre groupe de discussion TarotL patronné par Tea dite Hilander : 
Mary Greer, Tom Tadfor Little, Nina Lee Braden, Robert V. O'Neill, Linda Dunn, Mark Filipas, Christine Payne-Towler, Robert Place, James Rewak.

Les cartes à jouer apparaissent en Europe aux alentours des années 1370, peut-être rapportées par les Croisés de Palestine.

Le jeu de Naïb pourrait avoir été transmis au XIVe siècle d'Orient en Italie par une famille d'Arméniens comme indiqué dans la chronique de Jean de Collevuzzo :

« En l'an 1379 fut introduit à Viterbe le jeu de cartes qui vient du pays des Sarrasins et s'appelle chez eux Naïb ».

En 1457, Saint Antoine, dans son « Traité de théologie », se réfère au Tarot.

En 1500, un manuscrit latin - « Sermones de ludo cum aliis » - dresse la liste des atouts. La Chine et l'Inde possédaient également des jeux de cartes très différentes du tarot.

La fin du XIVe siècle voit la diffusion rapide de ce nouveau jeu à succès. Le commerce maritime est florissant en Italie. Nous sommes au début de la gravure sur bois en taille d'épargne (xylographie) qui favorisera la reproduction « mécanique » des cartes à jouer, tarots, aluettes, toutes issues jusqu'au début du XIXe siècle de moules gravés en bois de poirier et de cormier.

Rappelons que l'imprimerie ne date pas de Gutenberg mais de l'apparition des techniques d'élaboration du papier en Occident. En 1267, Saint-Louis, revenu de Croisade, aurait conduit en Auvergne le syrien Gur Bey pour lui permettre de construire un moulin à papier. Le moulin de Richard de Bas, en 1326, est attesté par un acte notarié et constitue un des joyaux du club très fermé des « patrimoines vivants de l'humanité ».

Vers 1780, les cartiers expérimentent l'utilisation de moules constitués d'acier et de bois. La méthode déçoit et sera vite abandonnée. Puis, vers 1830, les premières machines à imprimer en continu apparaissent avec leurs moules en métal, essentiellement en acier.

Contrairement à certaines légendes, le plomb n'a jamais été utilisé dans l'histoire des cartes. Le jeu à 4 couleurs (que les occultistes nomment « arcanes mineurs ») provient d'un ancêtre venu du monde islamique et fut rapidement européanisé. Il est antérieur aux atouts du tarot.

L'origine des cartes à jouer se situe vraisemblablement en Orient, dans le monde mamelouk qui connaissait ce jeu au XIIIe siècle. Le musée Topkapi d'Istanbul possède un superbe exemplaire enluminé du XVe siècle très proche des jeux italiens qui le suivent de près.

Dès 1375, en France, nous assistons à l'émergence de documents se référant aux cartes. A cette date, il n'est encore pas question du tarot. Les atouts ou triomphes sont mentionnés à partir du XVe siècle. La plus ancienne référence écrite connue reste le Gargantua de Rabelais (1534) qui cite « le tareau » dans la liste des jeux de son héros, le jeune géant (chapitre 22).

Le 13 août 1391 est consignée dans les minutes de Laurent Aycardi, notaire à Marseille, l'existence d'un jeu de cartes. Il relate l'histoire d'un certain Jacques Jean. Ce dernier a été contraint par deux amis, avant son départ pour Alexandrie, de certifier devant notaire qu'il ne s'adonnerait à aucun jeu durant son périple, notamment celui du Naïb, sous peine d'être condamné à une amende de quinze florins.

L'atout nous vient d'Italie du Nord où il apparaît au XVe siècle. C'est donc une invention récente. Les spécialistes et historiens de la carte sont unanimes, les 22 atouts n'ont aucune origine orientale et font référence à une iconographie médiévale et chrétienne, humaniste et « antiquisante ».

Pétrarque (1304-1374) dans son poème « I Trionfi » (les triomphes), 1357, évoque une série d'allégories qui, mises en images, constituent une suite peu cohérente (l'amour, la chasteté, la mort, la renommée, le temps) contrairement à celles du Tarot de Marseille (TdM) dont la logique de l'enchaînement surprend l'amateur et explique certainement son succès. Cette allusion au poème de Pétrarque illustre le contexte culturel de l'époque qui précède la naissance du tarot en Italie. Les défilés triomphaux, carnavals et autres parades, riches d'une imagination débordante inspirée de la Bible, de légendes diverses, de récits populaires, peuvent avoir été une source inspirante pour les créateurs du tarot.

Nous l'avons vu dans le chapitre précédent, les spécialistes nomment « enseignes » les symboles des couleurs. Le Tarot de Marseille est un jeu à enseignes italiennes (Coupes, Deniers, Epées, Bâtons). De nos jours, en Italie, les joueurs utilisent toujours ce type de jeu, et ce n'est que depuis 1920 qu'il n'est plus en vigueur auprès des joueurs français.

La Fédération Française des Joueurs de Tarot (créée en 1973) l'a remplacé par un jeu à enseignes françaises (Cœur, Trèfle, Pique et Carreau), dont les premières versions remontent au milieu du XIIIe siècle.

Ce choix de la Fédération s'explique par la main-mise « ésotérique » sur le Tarot de Marseille traditionnel. C'est la naissance du « tarot nouveau ». Officiellement cette nouvelle édition 1920, inspirée du jeu de tarot allemand, a été créée à la demande de l'État qui souhaitait un jeu plus pratique et plus maniable.

Les tarots populaires anciens, en carton, réalisés au pochoir, ont toujours servi dans les maisons de jeu, pour de l'argent. Quant aux tarots princiers, peints à la main, il est vraisemblable qu'ils aient servi à la divination. Les premiers, beaucoup plus fragiles, étaient recyclés en cartes de visite ou en « pense-bête » dès que l'usure rendait les cartes inutilisables pour le jeu. C'est pourquoi nous n'avons plus que de rares jeux complets du XVIIe siècle.

L'histoire du jeu permet de distinguer trois catégories de tarots à enseignes italiennes selon le nombre de cartes :
 

  • le tarot de Venise à 78 cartes qui se répandra auprès des joueurs après 1500 ;
     
  • le tarot de Bologne à 62 cartes ;
     
  • le tarot de Florence à 97 cartes ou « minchiate ».

 

Le premier survivra et deviendra la référence. Notons que les jeux à enseignes italiennes, et notamment le Tarot de Marseille dont le canon s'est constitué au milieu du XVe siècle, ne subiront dans le temps que très peu de variations. Ils restent fidèles à l'imagerie traditionnelle de l'origine du tarot, contrairement aux jeux à enseignes françaises dont les atouts représentent des sujets variés.

Le tarot princier, Visconti-Sforza (1450-1453), offert en 1450 en cadeau de mariage de Filippo Maria Visconti, duc de Milan avec une dame de la famille Sforza, demeure aujourd'hui encore, l'un des plus anciens jeux de tarot connu, conservé dans différents musées de par le monde. Il ne porte ni numéro, ni nom. C'est aussi l'un des plus complets (74 cartes sur 78). Le choix de feuilles d'or utilisées pour sa réalisation explique la pérennité du jeu et son état satisfaisant. Les plus anciennes dénominations des cartes du tarot sont toutes italiennes, ce qui tend à confirmer sa provenance. A l'origine, elles sont nommées « carte da trionfi » (cartes des triomphes). Puis, vers 1530, soit 100 ans environ après la naissance des cartes, le mot « tarocchi » (« tarocco » au singulier) commence à être employé pour le distinguer d'un nouveau jeu de triomphes ou atouts, alors utilisé comme un jeu de cartes ordinaire.

Nous ne connaissons pas l'étymologie de ce nouveau mot. La forme allemande est « tarock », la forme française « tarot ». Même si nous connaissions l'étymologie, sans doute ne nous en apprendrait-elle guère plus sur le concept sous-tendant ces cartes, puisqu'elle fut adoptée 100 ans après leur première apparition. Les noms se francisent : les « tarocchi » deviennent « tarocs », « tareaux » puis « tarots ». « IL BAGATTO » devient « BAGA », « BAGATIN » puis plus tardivement « LE BATELEUR ». Ce sont des cartes à jouer avec une règle. Le jeu se joue dans les bistrots, c'est un jeu d'argent. La règle de 1655 demeure la plus ancienne référence.

L'histoire des cartes est loin d'être un long fleuve tranquille.

Dès le XVIe siècle, elles sont fortement taxées. Suffisamment pour redresser parfois le budget de l'état ! Charles-Quint semble être à l'origine de cette initiative. En France, en 1581, Henri III adopte lui aussi ce procédé pour palier les déficits de l'état. A partir de ce moment ces taxes seront appliquées de manière sporadique selon le pouvoir en place et les besoins du moment et ce, malgré la résistance des cartiers. De 1798 à 1745, il n'y aura plus d'interruption dans la perception de cette manne financière. Le Général de Gaulle mettra un terme définitif à ce conflit entre cartiers et services fiscaux en abolissant la taxation des cartes.

Le 19 octobre 1701, les autorités de l'époque demandent la destruction des moules dans lesquels étaient fabriquées les cartes. Les cartiers perdent le droit de tailler les moules.

Le 17 mars 1703, les particuliers ne doivent plus se servir des cartes de l'ancien portrait. Ces deux arrêtés voient le jour sous prétexte de modernisation. Il s'agissait, là encore, d'une manipulation financière au profit du pouvoir en place.

Nous venons d'énumérer un certain nombre de faits historiques avérés. L'absence de documents sérieux et antérieurs à ceux auxquels nous nous sommes référés ne constitue cependant pas la preuve irréfutable que le tarot n'a pas été l'objet d'une utilisation magique ou divinatoire dans un passé plus lointain.

Dans cet esprit de recherche de la vérité, nous nous devions de citer Ruth Martin, et son ouvrage « Sorcellerie et Inquisition à Venise - 1550 - 1650 » Oxford - 1989, dans lequel elle relate la présence, dans les Registres du Saint Office de l'Inquisition à Venise, d'une dénonciation pour usage magique du tarot : [...] [Elle avait]... une lumière [une chandelle] qui brûlait continuellement dans la cuisine en face d'un diable et des tarots. - 14 janvier 1589. Reste à savoir si cette accusation n'est pas le produit d'un fantasme d'une époque très versée dans la sorcellerie ?

L'Église de Venise combattait activement l'usage des cartes par la haute société, fervente de jeux d'argent. Ses registres citaient également des personnes utilisant les cartes à jouer « pour faire de plaisantes prédictions », et attiraient l'attention de l'Inquisition sur l'implication des tarots dans les pratiques magiques des sorcières de la communauté.

Concernant la divination par les cartes (numérales), nous possédons quelques gravures des XVIIe et XVIIIe siècles représentant des cartomanciennes. Toutefois, nous pensons qu'à cette époque, cette pratique était très marginale et semblait privilégier les cartes ordinaires. Si d'autres éléments venaient s'ajouter à ceux-là, nous pourrions remettre en question certaines de nos connaissances actuelles en matière d'histoire du tarot. Toutefois, à ce jour, nous préférons nous en tenir aux faits relatés par les historiens sus-cités.

Comme nous l'avions évoqué dans l'introduction de ce chapitre, de nombreuses insuffisances persistent dans l'histoire de ces mystérieux tarots. Elles laissent la part belle à l'imagination et au rêve de nombreux Amateurs.

Copyright 2005 - Laurent EDOUARD

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